La Guadeloupe au futur antérieur par Alain LESUEUR

La Guadeloupe au futur antérieur

La Guadeloupe est dans un tel état général que beaucoup craignent que les Etats généraux aient l’effet d’un check-up qui révèle quelques remèdes de charlatans.

La Guadeloupe est descendue dans la rue, parce qu’elle était au bord du gouffre.

Les commentateurs sont unanimes. Nous aurions fait un grand pas en avant. En toute logique, on est donc en train de tomber dans le précipice. Et pendant que commence la chute, à mesure que la falaise défile sous nos yeux, ils se disent : Pour le moment, tout va bien. « Rien ne sera plus comme avant. »

Cette phrase est censée exprimer un progrès. En fait, elle avoue l’incertitude du lendemain. Nous sommes passés experts en phrases sibyllines. La période serait historique. Historique comme Hugo ? Nous nous gargarisons qu’on ait parlé de nous dans le monde. Comme du tsunami dont on se rappelle les images, mais pas les pays frappés ? Pour cette pub, aurions-nous été jusqu’à lancer deux avions sur notre WTC à nous ?

La presse filma la Star academy tropicale, dixit le Préfet, et notre feuilleton Gwada avait l’insoutenable légèreté de la téléréalité. Un drame se nouait, et les protagonistes jouaient la comédie. Par quel miracle pouvons-nous sortir d’un tel conflit dans l’euphorie apparente ? La foule, une fois dans la rue, fut surprise par son nombre. Elle embauma l’espoir. Au sortir, il y a peu, si peu. L’inclination à la cécité, à la surdité, notre génie collectif dans le négationnisme de cet échec collectif incommensurable, disent notre profond désarroi, promesse de deux dépressions imminentes. Une d’ordre économique, confortée par la crise financière internationale, plus une dépression nerveuse collective. Nous sommes confrontés désormais à la réalité, et elle est têtue. La crise, en cours et à venir, ne cédera ni aux vaines menaces d’extradition du LKP, ni aux rêves incantatoires ni à la politique de l’autruche.

Après 44 jours, la grève a été suspendue. Au départ asthmatique congénital, porté à bout de souffle, notre pays survit, en apnée.

Assurance chômage et Garantie Inflation

La Guadeloupe chante au présent. Elle déchantera au futur antérieur. Elle chante « On a gagné ». Au fond d’elle, elle déchante déjà « On aura beaucoup perdu. » Elle se console en se disant « On aura défilé, chanté, espéré, fanfaronné, insulté, invectivé, menacé, déraisonné, illusionné. Enfin, on se sera beaucoup trompé. »

Il n’y a pire erreur en démocratie, que de tuer une si belle espérance collective. Tous mauvais ! Voilà le constat fait par la population, même si les médiocres des uns ne sont pas ceux désignés par les autres. Car la responsabilité de l’échec d’une négociation est collective, il incombe à toutes les parties.

La présence des médias, avides de spectaculaire, de coups de théâtre, leur a fait oublier à quel point leur mission était essentielle pour ceux qui souffrent.

Que le peuple ait apprécié le spectacle de Guignols que donnait au monde notre élite politique et sociale ne leur vaut pas absolution.

En tant que citoyen, je ne prends pas pour un progrès de passer du statut de spectateur à téléspectateur de l’Histoire et j’ai peu goûté la démonstration d’immaturité, de puérilité des séances du WTC. Et moins encore les propos à relents racistes dont on se loua qu’ils fussent diffusés urbi et orbi.

Je ne suis pas fier que mon pays soit fier de battre un record de durée de grève générale pour aboutir à deux accords médiocres, au fond et dans la forme, bâclés comme par des collégiens pressés d’aller en récréation.

Et si le mouvement social devait sa longue durée d’avoir été porté en majorité par ceux qui en subissent peu les effets, fonctionnaires et inactifs de tous horizons ?

De même que nos élections locales sont sous influence de ceux qui ne paient pas l’impôt, parmi nos leaders LKP, les faux idolâtres patentés de Barak Obama, qui s’est demandé pourquoi il n’a pas haussé les salaires américains de 200 dollars ? Parce que c'était la garantie de 15% de chômeurs supplémentaires, et de l’inflation. À moins que l’inflation ne soit interdite de séjour chez nous par le LKP ?

Pour les jeunes, ce n’est pas en rehaussant la barre salariale de 200 € en faisant démarrer le concours d’embauche à SMIC + 200 € qu’ils entreront plus aisément dans les entreprises : Il faut 8 bénéficiaires d’accord Bino pour compenser la perte de pouvoir d’achat d’un seul licenciement !

L’île était déjà malade. Elle est aujourd'hui meurtrie, affaiblie, et sa cohésion sociale est en haillons. Et pour quel gain ? Elle aurait accouché d’une nouvelle société ? Mais quel visage a donc cette nouvelle société putative ? Est-elle plus libre ? On est libre de le croire ! Est-elle plus fraternelle ? Qui peut le croire ? Serait-elle plus équitable ? On a peine à le croire, c’est le contraire !

Solidarité ou Lyannaj pou pwofitasyon ?

« Pwofitasyon » signifie abus, de surcroît commis au détriment d’un plus faible.

Or, l’accord Bino a laissé les plus faibles sur le bord du chemin.
Qui sont nos pauvres ? C’est une famille monoparentale.
C’est un pléonasme que dire qu’elle est dirigée par une femme, une tautologie, qu’elle ne peut pas travailler et élever ses trois enfants à charge.

La pauvreté chez nous, c’est comme sur le Titanic, « les femmes et les enfants d’abord ».

Pas de 200 € pour nos mères privées d’emploi !

Que des syndicats abandonnent le peuple au profit de leurs mandants salariés n’est pas surprenant. Ils auraient toutefois pu avoir la décence de ne pas jouer aux défenseurs de la veuve et l’orphelin, ceux-là même précisément qu’ils ont abandonnés à leur plus triste sort.

L’abandon est moins excusable de la part des élus, qui n’ont rien compris, ou n’ont rien dit.

Il est condamnable que l’Etat en toute conscience ait laissé commettre ce véritable hold-up, perpétré sous ses yeux, avec sa bénédiction.
Le projet initial d’extension du RSA qu’il proposait et qui fut refusé par le LKP, était plus favorable aux ménages à bas revenus que l’accord Bino, qui ne concerne que les salariés. De RSA à RTSA, un mot a disparu : solidarité.
La comparaison de la presse est édifiante :
- Un couple ayant deux enfants, disposant d’un salaire, pour un emploi à mi-temps, aurait perçu 492 € de plus. Cette famille, par l’accord Bino, recevra moins de 200 €.
- Le célibataire sans enfant qui occupe un emploi à temps plein n’aurait perçu que 26 € de RSA. Il percevra 200 € dans l’accord Bino.

En fait, pour en finir, l’Etat a accepté que l’argent du RSA soit détourné au profit des salariés. C’est un choix.
Ce n’est pas le choix de la justice, ni celui de l’équité.
Les autres laissés pour compte sont les personnes âgées, les chômeurs et les handicapés qui défilent en fauteuil.
L’apport de 25 € des collectivités revient à exonérer ces salariés de taxe d’habitation, ou foncière, que va toujours payer le plus démuni.
L’accord Bino porte en lui des vices cachés qui renforcent l’inégalité, et creusent encore l’écart entre les plus défavorisés et le reste de la société.
Qui a imaginé que la guerre contre la pwofitasyon finirait donc en… pwofitasyon de plus grande envergure ?

Aki yo ? LKP ? Courage, fuyons !

Les séminaristes et les fidèles des grand messes médiatiques de notre hivernage brûlant se sont fourvoyés… dans un concert d’autosatisfaction.
Les journalistes ont oublié leur carte de presse et sorti leur carte syndicale.
On aurait gagné à ce que certains bénéficient d’une carte d’invalidité pour être dispensés de couvrir l’événement à la manière d’un supporter chauvin.
Les intellectuels n’ont pas été d’une grande utilité dans la période tourmentée. Pour l’essentiel, ils se sont plus résignés à approuver ou à se taire « gentiment ». Même leurs explications se devaient d’être estampillées "politiquement correct" par le LKP. Or, l’intellectuel qui cesse d’exercer sa fonction critique n’a plus d’utilité.
Certains y ont vu la naissance d’une improbable opinion publique.
Si on ne change pas la société par décret, légalement, crée-t-on une opinion publique par diktat démagogique d’un groupe informel sans projet, ni imagination ? Ceux qui ont chauffé le climat apportant ce cyclone social étaient mal préparés à le gérer. On peut le comprendre. Mais alors il leur aurait fallu faire preuve d’humilité. Ils furent au contraire présomptueux, fanfarons et donc ridicules.
Qui des acteurs du CWTC est formé au logiciel pour administrer un pays, dans toutes ses dimensions, économique, sociale, culturelle, etc. ?
Le Préfet seul. Et les syndicalistes fonctionnaires qui sont ses subalternes tous les jours, loin en dessous dans la hiérarchie, ont cru bon de se moquer de lui.

Dans le silence des agneaux, les élus furent lâchement complices. Ils n’ont pas tardé à être punis, sacrifiés à leur tour sur l’autel de revanche de toutes nos frustrations. Celles justifiées par l’injustice des figures imposées des modèles économique et social de la mondialisation, de nos tares en gestion publique, tout comme les chutes subies dans nos figures libres, et les fruits accumulés de nos propres insuffisances, de nos propres carences, individuelles et collectives.

De Che Guevarra à… Papa Yaya

Que dire d’un accord en 165 points dont 20% à peine est signifiant, avec les effets contre productifs décrits. Il y a des signes qui ne trompent pas. Lorsque sur la poitrine de nos guides, l’effigie de Papa Yaya chasse celle Che Guevarra, alors la messe noire est dite. On « copie-collé » la page de faits divers du journal pour écrire notre livre d’histoire.

Comment s’étonner que le volet culturel de l’accord de fin de conflit dénote une totale absence de réflexion et ressemble plutôt à un bouillon de culture, où vont incuber des esprits folklorisés, incultes ?
Enfin, la pseudo révolution, tellement conservatrice, se caractérise par le non dit, et par les problématiques tues. On glosa éducation, sans évoquer l’échec scolaire, plutôt explosif dans notre système éducatif, le plus coûteux du monde. Les élèves, les étudiants sont incontestablement les œufs cassés de l’omelette à 200 € que consomment les petits salariés.
Serions-nous un peuple anthropophage ? Probablement pas. Mais plutôt un peuple de réducteurs de têtes, vu la production de matière grise rejetée à la mer.

Dans un « lyannaj kont pwogrésyon », autre LKP, on a fait un pont qui a failli relier Bethléem au Golgotha, allant des vacances scolaires de Noël à celles de Pâques.
Combien sont-ils, ces "Mozart" noirs qu’on assassine ? Pendant que l’on conteste le monopôle sous contrôle d’Etat de la Sara, le conseil général a offert 120 millions d’euro de terres agricoles à GDF Suez, plus le monopole incontrôlé du stockage des déchets : De quoi payer les 200 € pendant 10 ans !
La question vitale du traitement de nos déchets était-elle le 166e point de l’accord ? À moins que l’imprimante des Verts et des (écologistes pas mûrs) du LKP soit tombée en panne d’encre ?

On nous propose une nouvelle société dont les principes sont les mêmes qu’An tan Sorin.

Notre futur serait donc dans le passé. Un futur antérieur en somme.
Conjugué à l’impératif, s’il vous plait, un temps qui n’est pas le plus démocratique.
Mais c’est logique. An tan Sorin, c’est un sale temps, un temps de guerre, un temps de restrictions des libertés. C’était le temps des gouverneurs. Et dans l’armée mexicaine nationaliste du LKP, il y a un quarteron de généraux en retraite qui aimerait bien jouer à l’apprenti gouverneur comme au club de 3e âge.

Domota Prix Nobel d’économie ?

À mesure que les clameurs se taisent, la réalité reprend le dessus. Les gagnants de ce conflit ne seraient-ils pas les « pwofitè » ?
L’accord Bino a redonné raison à un patronat qui veut le profit sans les charges. Si le salarié demande 200 €, le réflexe patronal est d’en appeler à l’Etat. Avec les collectivités, celui-ci va payer les ¾ de l’addition.
En outre, pendant la lutte pour la baisse des prix, ceux-ci ont explosé.
Les grandes surfaces pourront réduire leurs frais de publicité.
Le LKP fait leur pub. Il est désormais notoire que la grande distribution pratique les plus bas prix, sur les produits de première nécessité. Ce qui leur permettra de se rattraper sur les écrans plats et le champagne acheté par la clientèle drainée par le LKP.
Un jour, son leader aura sa statue dans l’entrée d’un hypermarché.
Le prophète Elie peut-il expliquer à quoi il sert de faire baisser les prix de grandes surfaces si c’est pour arrêter de pousser les caddies ?
Dire de cesser d’acheter brutalement les produits d’importation, c’est vouloir plonger l’économie dans la dépression, tuer tout le commerce et nous faire vite apprendre le goût de la malnutrition et du striptease.

Au bilan que l’on peut faire aujourd’hui, le LKP n’a pas réussi son pari. Il n’est parvenu qu’à une destination opposée à celle de sa feuille de route. Le pouvoir d’achat des 200€ de quelques uns est largement mangé par une « inflation pour tous » et un jeu de vases communicants. Les 3/4 des 200 € seront payés par les bénéficiaires, sous forme d’impôts nationaux, locaux et de taxes diverses. C’est donc un gain en trompe l’œil.
Après avoir mobilisé contre les cadeaux excessifs au patronat sous forme d’exonération, l’accord Bino est le papier d’emballage d’un cadeau au patronat. L’Etat, les collectivités versent 150€ de salaire pendant que les « pwofitè » vont encaisser les profits.
Cette « révolution », c’est le retour à l’URSS du temps de Brejnev, mais au profit du privé. C’est une révolution au sens astronomique, celle qui nous ramène au point de départ.
Le résultat final est mièvre s’agissant du pouvoir d’achat.
La redistribution des revenus a plutôt opéré un recul.
Le prophète Elie a provoqué l’effet Saint Mathieu :
«À ceux qui ont, il sera donné davantage, et à ceux qui n’ont pas, on prendra ce qu’ils n’ont pas.»
Si l’épouse du patron qui fait du secrétariat et vient travailler dans sa limousine va bénéficier de l’Accord Bino sur les bas salaires, comme leur fils qui y bénéficie d’un emploi, réel ou fictif d’ailleurs, sa maîtresse, femme au foyer à qui il a fait trois enfants, n’aura pas droit aux 200 €. Sauf si elle est très gentille avec lui…

La Guadeloupe est féminine. À la table de négociation, il n’y avait que des machos ? Peu étonnant que dans la négociation, la Guadeloupe fut oubliée.
Et ce n’est pas une surprise. C’est plutôt l’habitude. Une triste habitude.

Après la crise, hélas, le show continue. Faute de nouvelle société, Yves Jégo parle à son tour d’un nouvel ordre économique local, mais ne met dans sa loi de développement que les sempiternelles exonérations.
Si nous devions trouver ici une alternative au capitalisme triomphant, ce qui est l’objet de recherches dans les laboratoires de toutes les universités, nous passerions alors directement de «l’économie de plantation » au Prix Nobel d’économie. On a le droit de rêver.

Alain Lesueur. Enarque, mais Guadeloupéen, … et donc chômeur