Composons aux Antilles une manière de peuple

Composons aux Antilles une manière de peuple, héritier d'une histoire commune et condamné à se déterminer un avenir - Par Audrey Pulvar

C'est un fracas venu de loin. Une houle. Charroi d'alluvions ancestrales. Grondement de ces voix jamais tranquilles, plusieurs fois séculaires, qui hantent chacun d'entre-nous, blancs et noirs créoles-caribéens.

Celles de millions d'hommes et de femmes jetés par-dessus bord. Corps pourris, mangés par la mort. Corps souffrants, corps punis, vifs, s'enfonçant dans l'effroi, poumons asphyxiés à peine emplis d'eau sombre. Elles mugissent, plaintives, au gré de nos courants marins pour, périodiquement, s'unir en une grande déferlante.

Comme un rappel qu'en dépit du vertige consumériste, de l'occidentalisation à tous crins, de l'individuation maximale et de la dilution des savoirs transmis, nous, lucioles d'une Histoire jamais vraiment sortie de sa nuit, devrions toujours garder en mémoire les sacrifices imposés par les siècles d'Abomination, au fil desquels naquit - levé sur les cendres de populations indigènes premières, par ailleurs massacrées - un peuple Créole-Caribéen issu de terreurs historiques, d'une Déportation, de migrations et de métissages, porteur du maelström mondial, inéluctable, devant lequel frémissent aujourd'hui les plus frileux des occidentaux.

Nombreux parmi nous, sont les lyriques, rêveurs ou utopistes, au choix, qui disent ces voix furieuses aujourd'hui levées dans un cri impérieux, grave, unique et venant réclamer leur du.

Cette colère tellurique, dont l'amertume semble faire peuple, gagnant de semaine en semaine les petits bouts de France éparpillés en mer ou forêt et soudain tendus dans le même poing fermé, serait de nature, selon eux, à balayer l'existant, à construire un demain neuf dans lequel le monde en crise, ravagé par un capitalisme chien méchant, pourrait se mirer, sûr d'y trouver l'exemple, la force, le questionnement nécessaire à la reconstruction d'une société humaine. La création, enfin, d'un nouvel ordre.

Mais les déferlantes parties d'aussi loin ne s'épuisent-elles en route ? Ne sont-elles déjà arrivées, à plusieurs reprises dans notre jeune passé, essoufflées, inoffensives vaguelettes, petites toux asthmatiques, léchant un rivage las ? Des élans plus forts que ces semaines de grève générale se sont déjà brisés sur le mur des prétentions, peut-être légitimes, à jouir des biens et services que nous fait miroiter le reste du monde industrialisé.

Des souffles, aussi puissants que ceux de Césaire ou Fanon, n'ont pas réussi à nous sortir de notre éternelle schizophrénie qui nous fait, aujourd'hui encore - alors que de toutes parts montent des voix revendiquant la responsabilité de nous-même, par nous-même pour nous-même- réclamer avec force de la puissance que nous dénonçons comme dominatrice, qu'elle consente à régler, pour nous, un quotidien de souffrance économique.

Ce double discours, qui ne nous a pas vu élaborer de nous-même, responsables, ensemble et sans l'intervention de la lointaine Mère patrie, un projet de société neuf, réconcilié, constructif, plus équitable, créatif. Une poétique de la relation enfin concrétisée plutôt que fantasmée.

Pourquoi l'élaboration d'un tel projet n'a-t-elle été possible ? À quoi ont servi les combats, les écrits, les discours dits fondateurs, la mort parfois, de poètes, d'hommes et de femmes politiques ou de syndicalistes au sortir de la colonisation, si soixante ans après nous pleurons, encore offusqués, devant ce que nous nommons mépris et si c'est encore au pouvoir centralisé de décréter, pour nous, quand et pour dire quoi auront lieu des « Etats généraux de l'Outre-mer » ?!!

Quel manque d'imagination ! N'aurait-il été plus responsable de bâtir ensemble, an lyanaj - puisque qui noirs, qui békés, qui zendyen, qui siryen, qui chin'... composons une manière de peuple, héritiers d'une histoire commune et sommés de nous déterminer un avenir- un projet global avant d'aller le défendre, an lyanaj, devant la puissance centrale ? Voilà la petite utopie, la candeur, l'éclat lumineux, la lame de fond salvatrice, que j'attends, naïve, depuis le lointain rivage d'où je contemple mon île et les miens. Là réside peut-être l'espoir d'une réconciliation que je prétends possible.

Une énergie, un effort, progressant sans doute à tâtons. Un après-cristallisation. Un rêve, fragile mais irréductible devant l'obstacle. Un défi, qui révélerait sur notre sable chaben, quand la mer se sera retirée, les conques d'une liberté nouvelle.

Audrey Pulvar

lundi 9 mars 2009