Fragmentation de l’Etat et collectivités d’Outre-mer par Anne-Marie Le Pourhiet, professeur à l’Université Rennes 1

L’Etat fragmenté en Europe

Colloque IRENEE - Nancy-Université - 8 et 9 novembre 2007

« Fragmentation de l’Etat et collectivités d’Outre-mer »
par Anne-Marie Le Pourhiet, professeur à l’Université Rennes 1

(à paraître aux Presses Universitaires de Nancy)

On parlera ici de toutes les collectivités territoriales situées outre-mer et pas seulement de la catégorie des COM (collectivités d’Outre-mer) visée à l’article 74 de la Constitution.
Incontestablement, le droit des collectivités périphériques a été précurseur en matière de fragmentation puisque déjà, sous le régime antérieur à la révision constitutionnelle de 2003, les territoires d’outre-mer (TOM) avaient chacun leur statut propre tandis que le principe colonial de spécialité législative auxquels ils restaient soumis voulaient que les lois nationales ne s’y appliquent que sur mention expresse. A défaut, la matière était réglée par délibérations de l’assemblée territoriale conservant la nature et le régime d’actes administratifs contestables devant le juge administratif. A l’inverse, les DOM ou, plus exactement les DROM (départements et régions d’outre-mer) étaient soumis au principe d’assimilation c'est-à-dire à un statut uniforme et au principe d’identité législative adaptée.
Mais la révision de 2003 et les réformes statutaires intervenues sur son fondement ont considérablement accru à la fois la fragmentation et la différenciation de telle sorte que l’on aboutit aujourd’hui à une mosaïque très complexe dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle ne semble pas obéir à une perspective globale et cohérente.
A l’idée initiale de permettre une diversification des statuts ultra-marins en introduisant simplement plus de souplesse dans les catégories tout en restant ferme sur les principes de base, a succédé une politique de statuts « à la carte » parfaitement opportunistes n’obéissant plus à aucune ligne cohérente et logique. Les gouvernements successifs en charge de la réforme, incapables de tenir le cap, se sont laissés déborder en cédant aux moindres revendications exprimées dans chaque collectivité. Il est vrai aussi que la médiocrité de la réflexion théorique et juridique des responsables nationaux et locaux en charge de ces dossiers n’a guère contribué à améliorer les textes produits, souvent illisibles. Je précise que je n’envisagerais ici que les grandes questions posées sans étudier un à un le statut de chaque collectivité qu’il est évidemment impossible de décrire, même sommairement, dans un exposé de colloque.
Bien que la différence entre les collectivités régies par l’article 73 de la Constitution et celles régies par l’article 74 se soit largement estompée et ne corresponde plus à l’ancienne distinction DOM/TOM, on va cependant la conserver dans une préoccupation pédagogique particulièrement nécessaire pour se repérer dans ce salmigondis institutionnel. Avant, cependant, de s’intéresser à la dislocation de l’organisation administrative et du régime législatif de l’article 73 (II) puis de l’article 74 (III), il convient de dire aussi un mot de la diversification des sources du droit de l’outre-mer (I).

I. LES SOURCES DU DROIT DE L’OUTRE-MER

Traditionnellement les trois sources principales du droit de l’outre-mer étaient la Constitution pour une faible part, la loi organique, depuis la révision du 25 juin 1992, pour le statut de chaque TOM, et surtout la loi ordinaire. L’évolution récente montre une augmentation exponentielle de la législation organique d’une part et des ordonnances d’autre part.

1° Le développement de la législation organique

La révision constitutionnelle du 25 juin 1992 avait imposé que le statut de chaque TOM soit fixé par une loi organique. Sa rédaction ne brillait déjà pas par son élégance et sa clarté. Mais la loi constitutionnelle du 28 mars 2003 a curieusement multiplié les renvois à des lois organiques que ce soit pour opérer un changement de régime d’une collectivité de l’article 73 vers l’article 74 ou inversement, ou pour préciser et compléter les matières dans lesquelles les collectivités de l’article 73 ne peuvent être habilitées à adopter des normes en matière législative, ou pour fixer le statut d’une nouvelle collectivité de l’article 74 (par exemple Saint Martin et Saint Barthélemy). Si on veut bien comprendre l’utilité d’une loi organique pour fixer le statut d’une collectivité de l’article 74 réellement dotée d’une autonomie singulière on comprend moins bien pourquoi il faut une loi organique pour départementaliser Mayotte ou pour limiter le domaine du pouvoir normatif des départements et régions d’outre-mer. L’accumulation de ces dispositions organiques cause plus de tracas à l’Administration et de soucis au Conseil constitutionnel qu’elle n’offre de quelconque garantie aux collectivités concernées.

2° Le recours systématique aux ordonnances

On se souvient que, dans une lointaine histoire coloniale, la garantie de la hiérarchie des normes n’était pas de mise pour l’Outre-mer puisque le sénatus-consulte du 3 mai 1854, pris sur le fondement de l’article 27 de la Constitution de 1852 disposait : « Les colonies sont régies par décret ». Ce régime des décrets coloniaux fût considéré comme l’un des traits saillants de la discrimination à l’égard des Indigènes qui, non seulement n’avaient pas les mêmes droits que les Français métropolitains, mais, de surcroît, n’étaient pas considérés comme méritant l’intérêt des représentants de la nation.
Mais le paradoxe de l’époque postmoderne est que la mode multiculturaliste du droit à la différence conduit à revendiquer aujourd’hui ce que l’on blâmait hier. Il en résulte que désormais ce sont les collectivités ultra-marines elles-mêmes qui revendiquent le bénéfice d’un droit différent et elles ne semblent pas s’offusquer non plus de voir la source de ce droit retourner entre les mains de l’exécutif.
Cela fait bien longtemps déjà qu’une grande partie de l’extension ou de l’adaptation de la législation nationale aux collectivités ultra-marines se fait presque systématiquement par des ordonnances de l’article 38 prises en vertu d’habilitations successivement votées. Il n’y a plus que les « grands » textes de programmation et d’orientation, souvent à usage électoraliste et ne relevant d’ailleurs pas du domaine de l’article 34 de la Constitution, qui ont les honneurs des débats parlementaires ainsi que les lois organiques dont le Conseil constitutionnel juge qu’elles ne peuvent être adoptées par ordonnances.
Voulant tirer les conséquences de cette pratique en ce qui concerne, du moins, les collectivités de l’article 74, le constituant de 2003 a décidé de créer directement une habilitation permanente. Le nouvel article 74-1 de la Constitution prévoit donc :
« Dans les collectivités d’outre-mer visées à l’article 74 et en Nouvelle-Calédonie, le gouvernement peut, dans les matières qui demeurent de la compétence de l’Etat, étendre par ordonnances, avec les adaptations nécessaires, les dispositions de nature législative en vigueur en métropole, sous réserve que la loi n’ait pas expressément exclu, pour les dispositions en cause, le recours à cette procédure.
Les ordonnances sont prises en Conseil des ministres après avis des assemblées délibérantes intéressées et du Conseil d’Etat. Elles entrent en vigueur dès leur publication. Elles deviennent caduques en l’absence de ratification par le parlement dans le délai de dix-huit mois suivant cette publication ».
Cette dernière phrase a sans doute été rajoutée pour rassurer les citoyens d’outre-mer et ne pas leur donner l’impression trop manifeste d’être abandonnés par les parlementaires. Il n’en demeure pas moins qu’elle constitue une contrainte très lourde et, à vrai dire, aberrante. Dès lors, en effet, que le gouvernement juge inutile d’encombrer les assemblées avec la discussion de lois ultra-marines de plus en plus détaillées et complexes, il est paradoxal de leur imposer cependant un débat de ratification qui fait revenir ces textes par la fenêtre alors qu’on les avait chassés par la porte. La sanction de caducité au bout de dix-huit mois devient donc un repoussoir et l’on constate en pratique, que le gouvernement utilise peu l’article 74 -1 et préfère continuer à procéder soit par voie législative normale, soit surtout par voie d’ordonnances classiques de l’article 38 dont la ratification n’est pas obligatoire .
L’article 38 continue ainsi de servir abondamment tant pour les collectivités de l’article 74 que pour celles de l’article 73. En ce qui concerne ces dernières, le Conseil constitutionnel, dont on sait que l’ancien président Pierre Mazeaud jugeait excessif le recours aux ordonnances , a récemment donné de la voix. Le nouvel article 73 permet en effet aux assemblées des départements et régions d’outre-mer d’intervenir elles-mêmes en matière législative à condition d’y être habilitées par le législateur ordinaire dans les conditions prévues par une loi organique. La loi organique n°2007-223 du 21 février 2007 portant dispositions statutaires et institutionnelles relatives à l’outre-mer se borne à rappeler les termes de l’article 73 selon lesquels l’habilitation des collectivités concernées « est accordée par la loi ». Il se trouve cependant que l’article 10-6° du projet de loi ordinaire portant également dispositions statutaires et organiques sur l’outre-mer, déposé parallèlement devant le parlement, autorisait immédiatement le gouvernement à accorder ces habilitations par ordonnances, c'est-à-dire que le législateur habilitait le gouvernement à déléguer un pouvoir normatif en matière législative à des collectivités locales, contrairement au principe « habilitation sur habilitation ne vaut » . Alerté sur cette disposition et bien que la loi ordinaire elle-même n’ait pas été déférée au Conseil constitutionnel, celui-ci a, dans sa décision du 15 février 2007 sur la loi organique, tenu à préciser que « le législateur organique n’a entendu autoriser que la loi à délivrer l’autorisation, en excluant les ordonnances prises sur le fondement de l’article 38 ». Seul le parlement lui-même est donc ainsi autorisé à habiliter les collectivités d’outre-mer à intervenir dans le domaine législatif .
Hormis cette réserve jurisprudentielle le recours aux ordonnances de l’article 38 prend des proportions considérables en matière de droit ultra-marin. L’article 19 de la loi ordinaire précitée du 21 février 2007 autorise le gouvernement à en prendre pendant dix-huit mois dans quinze larges domaines tandis que son article 20 ratifie et/ou modifie dix-neuf ordonnances ou partie d’ordonnances déjà adoptées.
C’est un euphémisme de constater, en parcourant les deux lois de février 2007 , que la lisibilité du droit de l’outre-mer ne s’améliore pas.

II. LA DISLOCATION DE l’ARTICLE 73

On aurait pu imaginer que face à une revendication d’autonomie accrue de la part des certains élus des trois départements français d’Amérique, le constituant décide d’effectuer une tabula rasa de la vieille distinction entre DOM et TOM pour adopter un schéma du type de celui de la fonction publique comportant un statut général applicable à toutes les collectivités d’outre-mer complété par un statut propre à chacune d’entre elles s’étendant de l’autonomie la plus large (Polynésie française) à l’assimilation la plus orthodoxe (la Réunion).
Des rivalités inhérentes à la cohabitation au sommet de l’Etat jointes à des préoccupations électoralistes et aux chamailleries locales ont cependant conduit le constituant de 2003 à feindre de conserver une distinction entre deux catégories tout en introduisant la plus grande diversité à l’intérieur de celles-ci de telle sorte que deux collectivités relevant prétendument de régimes distincts peuvent cependant se ressembler à s’y méprendre. La volonté de rassurer les populations par l’instauration de référendums statutaires obligatoires et décisionnels a aussi conduit les autorités publiques à pratiquer la duplicité et le camouflage .
Les collectivités relevant de l’article 73 de la Constitution (actuellement la Réunion, la Guyane, la Martinique et la Guadeloupe) ne sont d’abord plus seulement les départements et régions d’outre-mer mais peuvent aussi comporter des collectivités à statut particulier « se substituant à un département ou à une région d’outre-mer ». C’est ce statut particulier de collectivité sui generis de l’article 73 qui avait été proposé en Martinique et en Guadeloupe en décembre 2003 et que les populations ont rejeté par référendum.
Ensuite, la principale caractéristique qui opposait jadis les DOM aux TOM, c'est-à-dire la soumission des premiers au principe assimilateur d’identité législative simplement adapté a disparu puisque les départements, régions et collectivités particulières de l’article 73 se voient désormais reconnaître la possibilité de déroger elles-mêmes à la législation nationale. En effet, l’article 73 alinéa 2 prévoit que les adaptations de la législation nationale aux caractéristiques et contraintes particulières de ces collectivités pourront être décidées par elles-mêmes si elles y sont habilitées par la loi. L’alinéa 3 ajoute encore que, sauf à la Réunion qui a refusé cette faculté, et pour tenir compte de leurs spécificités, ces collectivités peuvent aussi être habilitées par la loi à fixer elles mêmes les règles applicables sur leur territoire dans un nombre limité de matières législatives. Ces habilitations ne peuvent concerner certaines matières et notamment les libertés publiques et sont encadrées par le législateur organique.
C’est précisément la loi organique précitée du 21 février 2007 qui a fixé ce cadre, de façon d’ailleurs assez rigide, à tel point qu’on peut se demander si le gouvernement n’a pas regretté les concessions faites dans la Constitution et tenté de les reprendre dans la loi organique. Celle-ci prévoit en effet que les demandes d’habilitation, soit pour adapter une disposition législative soit pour fixer une règle applicable sur le territoire (on notera l’usage du singulier qui semble vouloir limiter la demande à une unité normative) sont adoptées par délibération motivée du conseil général ou régional. Cette délibération doit mentionner la disposition ou la matière en cause, exposer les caractéristiques et contraintes particulières ou les spécificités locales qui justifient la demande et préciser la nature et la finalité des dispositions que la collectivité se propose de prendre. Le conseil économique et social et le conseil de la culture, de l’éducation et de l’environnement sont consultés sur les projets de demandes d’habilitation qui les concernent. La délibération est publiée au Journal Officiel après sa transmission au premier ministre ainsi qu’au représentant de l’Etat dans la collectivité. Les recours contre cette délibération relèvent en premier ressort du Conseil d’Etat et le préfet peut déposer un déféré suspensif dans le délai d’un mois. L’habilitation donnée ne peut excéder deux ans et les délibérations législatives locales prises sur son fondement doivent être adoptées à la majorité absolue des membres du conseil général ou régional. Elles doivent préciser les dispositions auxquelles elles dérogent et sont transmises au représentant de l’Etat. Elles entrent en vigueur le lendemain de leur publication au Journal Officiel et les conditions de recours sont les mêmes que pour la demande d’habilitation (compétence du Conseil d’Etat et déféré préfectoral suspensif). Dans un but de clarté et de sécurité juridiques la loi organique prévoit enfin que les dispositions de nature législative d’une délibération locale ne peuvent être modifiées par une loi que si celle-ci le prévoit expressément. On imagine, en effet, les imbroglios juridiques qui pourraient résulter de modifications nationales implicites de décisions locales. Enfin, la loi organique interdit de soumettre les demandes d’habilitation ainsi que les délibérations législatives au référendum local ou à la consultation des électeurs. Le Conseil constitutionnel a validé l’ensemble de cet encadrement en n’imposant donc qu’une réserve concernant l’exclusivité de la compétence parlementaire pour délivrer l’habilitation.
Ainsi encadré, l’exercice du pouvoir normatif local en matière législative ressemble à un parcours du combattant à tel point que, le plus court chemin d’un point à un autre étant la ligne droite, il semblerait plus simple d’obtenir directement une adaptation faite par le législateur national, surtout si les mêmes spécificités apparaissent dans l’ensemble des collectivités ou plusieurs d’entre elles. Le risque de cacophonie juridique en serait également réduit.
A cette différenciation des collectivités de l’article 73 s’ajoute une implosion de la catégorie de l’article 74.

III. L’IMPLOSION DE L’ARTICLE 74

On laissera de côté ici le cas des Terres australes et antarctiques françaises dont l’article 72-3 alinéa 4 de la Constitution indique simplement que « la loi détermine le régime législatif et l’organisation particulière ». Ce statut législatif issu de la loi du 6 août 1955 a été légèrement retouché par l’article 14 de la loi ordinaire du 21 février 2007 qui affirme que ces îles « forment un territoire d’outre-mer doté de la personnalité morale et possédant l’autonomie administrative et financière ». N’étant pas classé par l’article 72-3 parmi les « collectivités » situées outre-mer et ne comportant effectivement pas de population, ce territoire peut donc être considéré comme un simple établissement public territorial.
La Nouvelle-Calédonie, quant à elle, a fait l’objet de deux révisions constitutionnelles spécifiques, l’une du 20 juillet 1998 (n°98-610) qui lui consacre un titre XIII intitulé « Dispositions transitoires relatives à la Nouvelle-Calédonie », comportant deux articles 76 et 77 qui constitutionnalisent l’accord de Nouméa en date du 5 mai 1998, l’autre du 23 février 2007 (n°2007-237) qui vient modifier l’article 77 en ce qui concerne la composition du corps électoral local. Certaines nouveautés essentielles de ce statut, à savoir le transfert de très importants blocs de compétence législative et la possibilité d’instaurer une préférence autochtone dans le droit d’établissement, l’accès à l’emploi et à la propriété foncière ont été étendues depuis aux collectivités de l’article 74 dotées de l’autonomie de telle sorte que le statut néo-calédonien n’est plus exceptionnel sur ces points. En revanche, restent propres à la Calédonie, outre la perspective organisée de scrutins d’auto-détermination, le fait que les actes pris en matière législative et dénommés « lois de pays » relèvent, comme les lois nationales, du contrôle exclusif du Conseil constitutionnel ainsi que l’instauration d’un suffrage restreint fondé sur l’origine pour les élections au congrès local et aux assemblées de province. C’est la composition de ce corps électoral restreint qui a justement fait l’objet de la révision de 2007, destinée à contourner l’interprétation stricte qu’en avait donnée le Conseil constitutionnel en 1999 .
Hormis donc les TAAF et la Nouvelle-Calédonie, tous les territoires qui ne relèvent pas de l’article 73 sont désormais regroupés sous le régime de l’article 74. Ils sont actuellement au nombre de six : la Polynésie française, Wallis et Futuna, Mayotte, Saint-Pierre et Miquelon, Saint Martin et Saint Barthélemy. On devine, à cette seule énumération, que ledit régime de l’article 74 est fort hétéroclite et que les affirmations du gouvernement et d’une partie de la doctrine selon laquelle la révision de 2003 s’imposait parce que la catégorie des TOM aurait perdu toute homogénéité sont largement artificielles. D’une part la catégorie des TOM n’a par définition jamais eu d’homogénéité puisque le principe a toujours été que chaque TOM avait son statut tenant compte de ses « intérêts propres ». D’autre part, la nouvelle catégorie des COM est largement aussi hétérogène que la précédente et cette hétérogénéité est même désormais inscrite dans l’article 74 lui-même qui distingue ouvertement les collectivités dotées de l’autonomie et les autres, en permettant de soumettre les premières à un régime plus dérogatoire encore.
En effet, l’article 74 réaffirme en son alinéa premier que le statut de chaque collectivité qu’il régit est fixé par une loi organique tenant compte de ses intérêts propres mais ajoute dans son alinéa 7 que cette loi organique « peut également déterminer, pour celles de ces collectivités qui sont dotées de l’autonomie, les conditions, dans lesquelles » quatre spécificités juridiques sont possibles. Il s’agit : du contrôle des délibérations législatives de l’assemblée délibérante par le Conseil d’Etat directement ; de la possibilité pour cette assemblée de modifier localement une loi nationale intervenue dans le domaine de compétence de la collectivité après constat d’empiètement par le Conseil constitutionnel ; du pouvoir d’adopter des mesures « justifiées par les nécessités locales » en faveur de sa population en matière d’accès à l’emploi, de droit d’établissement ou de protection du patrimoine foncier c'est-à-dire d’instaurer une préférence autochtone ; enfin de la possibilité pour la collectivité de participer, sous le contrôle de l’Etat, à l’exercice de compétences qu’il conserve, dans le respect des garanties des libertés publiques accordées sur l’ensemble du territoire national.
On le voit donc, il existe une distinction dans le caractère dérogatoire des dispositions organiques qui ne permet pas de parler d’un régime de l’article 74 mais oblige à en envisager au moins deux. La question qui se pose est alors de savoir comment reconnaître qu’une collectivité est ou non « dotée de l’autonomie » puisque c’est ce critère qui permet d’accéder aux quatre dérogations supplémentaires.
La réponse fût simple pour le statut de la Polynésie française, issu de la loi organique du 27 février 2004 dont l’article 1er alinéa 2 dispose : « Pays d’outre-mer au sein de la République, la Polynésie française constitue une collectivité d’outre-mer dont l’autonomie est régie pars l’article 74 de la Constitution ». La rédaction laisse, une fois de plus, à désirer, mais nul ne doute, à la lecture de toutes les dispositions qui suivent, accordant de très larges pouvoirs à la Polynésie, dont certains existaient déjà dans les statuts précédents, qu’il s’agit bien d’une collectivité (très) autonome. L’octroi possible à cette collectivité des quatre spécificités précitées ne soulève donc pas de discussions.
Tel n’est en revanche pas le cas pour les deux nouvelles COM apparues en 2007, c'est-à-dire Saint Barthélemy et Saint Martin, qui avaient accepté leur « indépendance » par rapport à la Guadeloupe et leur érection en collectivité de l’article 74 lors des référendums des 7 décembre 2003 . Les articles 4 et 5 de la loi organique du 21 avril 2007 portant respectivement statut de ces deux collectivités, disposent de manière identique que « cette collectivité d’outre-mer, régie par l’article 74 de la Constitution, prend le nom de collectivité de Saint Barthélémy / Saint Martin. Elle est dotée de l’autonomie ». Pourtant, la lecture des dispositions suivantes du statut laisse sceptique sur l’autonomie effective de ces deux collectivités qui ne bénéficient pas du tout des compétences, des symboles et de l’organisation de la Polynésie française et dont on connaît de surcroît, s’agissant surtout de Saint Martin, la faiblesse des moyens et ressources. Le secrétaire général du Conseil constitutionnel a eu mille fois raison de douter, dans ses commentaires de la décision du 15 février 2007, du caractère effectif de cette autonomie mais a cependant considéré que le législateur organique dispose d’un pouvoir discrétionnaire pour qualifier une collectivité d’autonome même si elle ne l’est pas vraiment. Cette conception, entérinée par le Conseil, qui n’a même pas effectué un contrôle minimum sur la qualification retenue par la loi organique, laisse cependant perplexe. On comprend bien, en effet, que les élus ultra-marins qui versent fréquemment dans le clientélisme et le populisme, cherchent à satisfaire certaines revendications locales passablement xénophobes dénonçant la captation des emplois ou des terres par des métropolitains ou des « allogènes » de toutes sortes. Dans la mesure où le constituant a réservé cette possibilité d’instaurer une préférence autochtone aux collectivités autonomes, la tentation est grande, pour le législateur organique, trop soumis aux pressions des dirigeants locaux, de qualifier d’autonome une collectivité qui ne l’est pas, simplement pour la faire bénéficier de ces discriminations positives. Une censure par le Conseil constitutionnel de qualifications manifestement erronées constituant un véritable détournement de pouvoir n’aurait donc pas été superflue, quoiqu’en pensent certains .
Toutefois, sans vouloir se lancer en amont dans un contrôle de l’authenticité de la qualification d’autonomie, le Conseil tente de ne pas trop abandonner les principes républicains à l’arbitraire législatif en se réservant en aval la possibilité d’effectuer un contrôle de l’erreur manifeste sur la justification de l’octroi à la collectivité du bénéfice des discriminations positives. Ce contrôle avait été préconisé par le Conseil d’Etat dans son avis du 4 mai 2006 sur le projet de loi organique .
Trois collectivités de l’article 74 sont donc ainsi officiellement baptisées autonomes même si l’autonomie de deux d’entre elles paraît fortement artificielle. On pourrait donc distinguer en réalité trois sortes de COM de l’article 74 : celles qui sont qualifiées d’autonomes et le sont vraiment (Polynésie française) celles qui sont qualifiées d’autonomes mais ne le sont pas (Saint Barthélemy et Saint Martin) et celles qui ne sont pas qualifiées d’autonomes et ne le sont effectivement pas (Mayotte, Saint Pierre et Miquelon et Wallis et Futuna). On voit donc que l’homogénéité de l’article 74 n’est pas plus réelle aujourd’hui qu’hier et que l’on n’a rien gagné à abandonner l’expression de TOM qui était plus satisfaisante et expressive que celle de COM.
On voit bien au terme de ce balayage des différents « confettis de la République » que la distinction 73/74 n’est plus réellement opérationnelle. On pourrait imaginer, en effet, que la Guyane, par exemple, qui n’a pas été consultée en 2003, demande et accepte la substitution d’une collectivité à statut particulier de l’article 73 au département et à la région actuels et qu’elle demande et obtienne également de larges habilitations pour intervenir dans le domaine législatif et donc déroger au droit national. On se trouverait alors en face d’une collectivité soumise au régime de l’article 73 mais qui aurait un statut particulier et un régime législatif largement dérogatoires de telle sorte qu’elle serait en réalité beaucoup plus autonome et spécifique que Saint Pierre et Miquelon ou Mayotte qui relèvent pourtant de l’article 74 ! C’est, en réalité, ce qui avait été cherché par le gouvernement en 2003 : doter les départements français d’Amérique d’un statut d’autonomie à l’insu de leurs populations que l’on rassurait à coup de numéros d’articles en leur faisant croire que l’article 73 leur garantissait toujours l’assimilation.
Incontestablement, le constituant de 2003, suivant celui de 1998 pour la Nouvelle-Calédonie, n’a pas contribué à la cohérence de nos statuts ultra-marins et a manifestement totalement manqué de ligne directrice.
Surtout, son incapacité à résister aux demandes de préférence autochtone risque de transformer à terme le « vivre ensemble » en un « vivre séparé » dont le royaume de Belgique nous donne aujourd’hui un triste aperçu.

Pour conclure je relèverai aussi la différenciation « bizarre » introduite par la révision de 2003 sur les référendums statutaires. Le droit commun de l’article 72-1 alinéa 3 permet au législateur de consulter les électeurs inscrits en cas de création ou de modification d’une collectivité territoriale à statut particulier. Il s’agit donc d’un référendum facultatif et consultatif organisé par une loi (ex : la Corse en juillet 2003).
En revanche, en ce qui concerne l’outre-mer le régime est curieusement différent. Un référendum décisionnel, exigeant donc le consentement de la population est obligatoirement organisé par décret présidentiel en cas de changement de régime de l’article 73 vers l’article 74 et inversement, alors que l’on a vu pourtant que la différence pouvait être très faible entre les deux (ex : Saint Barthélemy et Saint Martin en décembre 2003). En outre, il faut également un référendum décisionnel organisé dans les mêmes conditions pour substituer, sous le régime de l’article 73, une collectivité à statut particulier au département et à la région et même simplement pour instituer un conseil unique gérant ces deux collectivités. En revanche, pour changer de statut au sein de l’article 74, en passant par exemple d’un statut de COM « normal » à celui de COM autonome ou de COM autonome à COM hyper-autonome il n’est nullement prévu un référendum quelconque (ex : Polynésie française) .
On retrouve en revanche l’obligation d’obtenir le consentement des populations intéressées en cas d’accession à l’indépendance en vertu de la « doctrine Capitant » que vient opportunément de rappeler le Conseil constitutionnel dans sa décision du 15 février 2007. Il a en effet jugé que la disposition de la loi organique affirmant : « Mayotte fait partie de la République. Elle ne peut cesser d’y appartenir sans le consentement de sa population et sans une révision de la Constitution », était contraire à la Constitution dans la fin de la deuxième phrase car il n’appartient pas au législateur organique d’empiéter sur les pouvoirs du constituant. Même si le nom d’une collectivité figure dans la Constitution, il n’est donc pas nécessaire de réviser préalablement celle-ci pour une accession à l’indépendance, seul le consentement de la population est une condition indispensable. Cette solution intelligente mérite d’être approuvée.
Même sur la question de la démocratie directe, on voit donc que le constituant de 2003 n’a pas été capable de faire preuve de vision d’ensemble cohérente et a effectivement fabriqué un « bazar » et une « république en morceaux » selon les formules fameuses de Jean-Louis Debré .