Tous Créoles : Conférence-débat de Maître Margaret TANGER - jeudi 08 octobre 2009

« Le rôle de la Cour de Cassation dans l'émancipation des noirs des colonies françaises d'Amérique entre 1828 et 1848 » : tel était le thème de la conférence-débat organisée par notre association le jeudi 08 octobre dernier, dans la salle des délibérations de la mairie du Lamentin. Conférence très richement animée par Maître Margaret TANGER, avocate à Fort-de-France, docteure en droit et historienne du droit.

 

LE RÔLE DE LA COUR DE CASSATION DANS L’ÉMANCIPATION DES NOIRS

DES COLONIES FRANÇAISES D’AMÉRIQUE ENTRE 1828 ET 1848

CONFERENCE DE MAITRE MARGARET TANGER,

DOCTEUR EN DROIT, AVOCAT

INTRODUCTION

Durant les 20 années qui précèdent l’abolition de l’esclavage décrété les 4 mars et 27 avril 1848, à la Martinique, à la Guadeloupe comme à la Guyane, des milliers d’esclaves endurent la fatigue, les privations et les mauvais traitements, dans l’indifférence presque générale des institutions judiciaires et administratives de la colonie.

L’espoir suscité par la Déclaration universelle des roits de l’Homme en 1789, et l’abolition promulguée par la Convention en 1794 étaient très vite retombés. Le Consulat de Napoléon Bonaparte rétablit l’esclavage dans toute son horreur en 1802. Le retour de l’esclavage s’accompagne de la remise en vigueur de l’Édit de Colbert de 1685, dit Code noir, que les gouvernements successifs refusent ou hésitent à remettre en cause.

Le gouvernement de Louis‐Philippe, le roi des Français, sous la monarchie de Juillet, introduira dans la législation quelques tempéraments destinés à rendre le sort des esclaves moins cruel, tout en ménageant cependant leurs maîtres. Face à un législateur dévoué aux intérêts des lobbies coloniaux, il fallait s’attendre à la

persistance, dans les îles, d’une justice partiale et aux ordres des puissants. Il en était ainsi d’autant plus que les fonctions judiciaires étant électives, elles échouaient entre les mains de magistrats issus de la classe des colons propriétaires d’esclaves.

Ainsi, de nombreuses exactions demeuraient‐elles cachées ou impunies. Lorsque leurs auteurs étaient poursuivis, les peines étaient considérablement atténuées, et l’on entendait souvent que des crimes relevant de la juridiction de la Cour d’assises avaient été jugés comme de simples délits correctionnels... !

L’on avait bien tenté de juguler ces phénomènes en introduisant dans la colonie quelques juges métropolitains. Malheureusement, le mode de fonctionnement de la société coloniale les portait à contracter des alliances avec les familles riches ; certains d’entre eux finissaient même par se retrouver à la tête d’importantes habitations ou plantations où étaient exploités des esclaves.

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Malgré tout, une petite révolution est intervenue dans le domaine judiciaire qui apportera un nouveau souffle à la cause abolitionniste. En effet, sous Charles X, l’ordonnance royale du 24 septembre 1828 rend désormais applicables dans les colonies, les cinq codes métropolitains : le Code civil, le Code pénal, le Code de

commerce, le Code de procédure civile et le Code d’instruction criminelle. Il est précisé que ces textes devront être « mis en rapport avec les besoins de la colonie », ce qui permet aux juridictions coloniales d’adapter leur fonctionnement aux pratiques locales.

Mais du côté de la Métropole, on n’entend pas autoriser une application sélective de la justice. La Cour de cassation qui a entrepris depuis des décennies, l’unification de la jurisprudence du Royaume de France, se réjouit de pouvoir enfin faire oeuvre utile dans les colonies. En effet, avec la promulgation du code de procédure civile, elle peut contrôler les décisions des juridictions coloniales tenues désormais de motiver en fait comme en droit leurs jugements.

Aidée en cela par son procureur général Jean‐Baptiste DUPIN, et l’avocat aux Conseils Amboise GATINE, la Cour de cassation parviendra au terme d’une lutte acharnée à vaincre la résistance opiniâtre de tous ceux qui s’accommodaient du système esclavagiste. Elle n’hésitera pas pour cela à se lancer dans un exercice d’interprétation de la législation en vigueur, qui favorisera la formation d’une jurisprudence enrichie des valeurs humanistes de liberté, d’égalité et de dignité.

Arrêt après arrêt elle permettra à l’esclave de sortir « l’abime de la chosalité » , selon l’expression du Doyen Jean Carbonnier. Ce sont donc ces arrêts remis dans leur contexte historique, que le livre intitulé « Les juridictions coloniales devant la Cour de cassation : 18281848 », publié aux Editions ECONOMICA, en mai 2007, propose au lecteur de découvrir, ceci avec pour objectif de rendre pleinement sa part à la jurisprudence dans l’évolution des idées et de la législation qui conduira à l’éradication du système esclavagiste dans les colonies françaises.

Je vous propose aujourd’hui de découvrir le portrait de DUPIN et de GATINE, deux abolitionnistes dont la contribution a été déterminante, et qui sont restés trop longtemps dans l’ombre de Victor Schoelcher (I).

Puis, nous nous plongerons dans les réalités de leur époque, à travers le récit de quelques affaires que les principales victimes ont eu le courage de porter devant la Cour suprême, malgré les risques encourus, contribuant ainsi à faire progresser la cause de l’abolition (II).

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IDUPIN

ET GATINE : DEUX NOUVELLES FIGURES DE LA CAUSE DE L’ÉMANCIPATION DES NOIRS

A/ André Jean Baptiste DUPIN André Jean Baptiste DUPIN dit Aîné, né à Varzy, dans le Nivernais, le 1er février 1783. Avocat en 1802, Docteur en droit en 1806, il devient Bâtonnier de l’Ordre en 1829. Il est nommé, en 1830, Procureur général près la Cour de cassation par le Roi Louis Philippe dont il était d’ailleurs l’ami fidèle. Il tiendra le Parquet général de la Cour pendant 30 ans.

Son parcours politique est marqué par son accession à la Chambre des

représentants en 1815, puis à la Chambre des députés en 1827, d’où il défendra la cause des noirs des colonies françaises. Il y occupera les fonctions de Viceprésident de la Chambre en 1830, puis de Président dès 1832.

Depuis sa position à la Chambre, il lui est donné de voir comment les lobbies esclavagistes jouent de leur influence dans les ministères, mais aussi dans l’hémicycle pour faire obstacles aux projets de réforme de la législation dans les colonies. S’il n’a pas toujours le pouvoir de déjouer leur plan dans la sphère parlementaire, il saura user de sa position de gardien de la loi, en tant Procureur général près la Cour de cassation, pour atténuer la portée de ces lois d’exception.

Il n’est pas non plus dans son intention de laisser se développer davantage des pratiques judiciaires dérogatoires allant à l’encontre de l’oeuvre d’unification de la jurisprudence du Royaume qu’il s’est fixé pour objectif de poursuivre depuis son arrivée à la Cour suprême.

« Les affaires d’outremer (ditil) méritent une attention spéciale de la part de la Cour de cassation. Placées à une grande distance de la métropole, les colonies ne s’y rattachent que par le lien de la législation ; et la mission spéciale de la Cour suprême est d’empêcher que ces liens ne se rompent ou ne se relâchent par le mépris ou la violation de la loi ».

Très influent parmi ses pairs, M. DUPIN va inviter les conseillers des différentes chambres des requêtes, civiles et criminelles à le suivre dans ses exercices d’interprétation audacieuse des législations coloniales et des articles du Code noir, qu’il met en corrélation avec d’autres sources du droit positif, pour réduire

voire annihiler les effets déshumanisants de ces textes.

M. DUPIN était membre de l’Académie française, mais aussi de l’Académie des sciences morales et politiques. Il décède à Paris le 10 novembre 1865, non sans avoir marqué de son empreinte déterminante l’histoire de la Cour de cassation d’une manière générale, et, celle de sa jurisprudence relative aux causes de l’esclavage en particulier.

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La volonté de DUPIN et des magistrats de la cour n’aurait pas suffit à venir à bout de cette oeuvre émancipatrice, s’il n’avait reçu le soutien de l’avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, GATINE.

B Adolphe, Amboise Alexandre GATINE.

GATINE est né à Paris, le 30 mars 1805. Il devient avocat à la Cour de Paris en 1827 et juge auditeur au tribunal de Provins en 1830. Il est admis au sein de l’Ordre des avocats aux Conseils le 4 juin 1831, succédant à François‐André Isambert.

C’est un détail qui n’est pas neutre puisque l’on connaît l’engagement d’Isambert en faveur de l’affranchissement des esclavages et pour l’égalité des droits, ayant été l’avocat de Bisette, Volny, Fabien, accusés avec d’autres mulâtres de complot et condamnés au bagne en 1824 pour avoir oser réclamer l’égalité des droits politiques. Maître GATINE exerça des fonctions de membre du Conseil de l’Ordre de 1839 à

1842, puis de 1849 à 1852. Il cesse d’exercer la profession d’avocat le 30 janvier 1863, et décède le 21 août 1864 à Paris.

L’avocat devait s’illustrer en prêtant une assistance attentive à de nombreuses victimes noires du système esclavagiste, plaidant leur cause dans la majorité des affaires liées à ces questions. Ayant fait son entrée aux Conseils en juin 1831, on le retrouve dès mars 1833 plaidant, avec succès, devant la Cour de cassation, pour la reconnaissance de la qualité de libre de droit, en faveur des noirs

patronnés dans l’affaire LOUISY1 en 1833, et plus généralement, en faveur des affranchissements dans l’affaire LEONARDE2 en mars 1845.

Il s’insurge contre le refus opposé aux mères affranchies ou ayant racheté leur liberté, d’obtenir la libération d’office de leurs enfants mineurs dans les affaires de VIRGINIE et CORALIE en 1841, 1846 et 18473.

Son rôle a été tel que, sous la IIe République, le Ministre des colonies François Arago, va l’associer aux réflexions sur l’abolition de l’esclavage puisqu’il fut recruté au sein de la commission instituée par décret du Gouvernement provisoire de la République, du 4 mars 1848, pour préparer l’acte d’émancipation immédiate dans toutes les colonies. Il siégea ainsi aux côtés de Schoelcher, Maestro, Perrinon, Gaumont, Wallon et Percin, tous nommés par arrêté de M. Arago en date du 3 mars 1848. Il est alors le seul juriste de la commission.

1 Margaret TANGER, Les juridictions coloniales devant la Cour de cassation, Ed. ECONOMICA, Paris, 2007, pp.58 et s. 2 Idem, pp.62 et s.

3 Ibidem pp. 71 et s ; 82 et s. 5

Logiquement, il sera nommé commissaire général de la République à la Guadeloupe et dans ses dépendances, fonctions qu’il occupera dans ces îles de mai à octobre 1848. Il met en oeuvre des mesures humaines en faveur des nouveaux libres qui lui valent une grande popularité. Cet enthousiasme n’est pas par les propriétaires terriens qui ont juré sa perte. Victor Schoelcher le tient désormais pour un rival sérieux à ses prétentions législatives. Le Commissaire général GATINE est rappelé en France le 14 octobre 1848.

Par leur détermination, leur grande érudition et leur qualité éminente de juriste, DUPIN et GATINE parviendront à porter des coups décisifs au système esclavagiste et au Code noir, alimentant ainsi de manière efficace l’argumentation des politiciens abolitionnistes, et notamment de Victor Schoelcher.

IILES MOYENS D’UNE LUTTE POUR L’AFFIRMATION DES DROITS CIVILS

A – Accès à la justice L’on sait que le Code noir classe les esclaves dans la catégorie des choses mobilières. Ils sont donc dépourvus de la capacité de se pourvoir ou d’ester en justice. Une fois affranchis de fait ou de droit, ils retrouvaient néanmoins cette capacité qu’ils étaient peu à pouvoir utiliser en pratique du fait de l’absence de moyens financiers pour payer leurs avocats et les frais de justice.

Il existait bien à l’époque un système permettant aux plus démunis de bénéficier de l’aide juridictionnelle gratuite, y compris devant la Cour de cassation, mais sa mise en oeuvre relevait le plus souvent du parcours du combattant pour l’esclave affranchi en conflit avec les notables de la colonie, et à plus forte raison lorsqu’il s’agissant de son ancien maître.

L’illustration nous en est donnée avec l’affaire opposant, dans le courant de l’année 1846, une jeune affranchie au propriétaire de sa mère

4. La jeune mineure, aidée de son tuteur, réclame la libération de sa mère et de ses frères et soeurs qui sont exploités sur la propriété de M. Gosset, également maire de la Ville de Saint‐Pierre.

L’affaire s’annonce mal, le tuteur ne parvient pas à obtenir gain de cause devant les juridictions locales. Il perd en appel et doit former un pourvoi en cassation.

Mais voilà, pour obtenir l’aide judiciaire, il doit produire devant la Cour un document dit « certificat d’indigence » que délivrait la Mairie, pour attester l’état de nécessité et d’impécuniosité de la mère de sa pupille.

4 Margaret TANGER, Les juridictions coloniales devant la Cour de cassation, Ed. ECONOMICA, Paris, 2007, pp.48 et s.6

Inutile de dire que le Maire de Saint‐Pierre, propriétaire de la mère et des autres enfants, hostile à cette démarche refusa de remettre l’attestation. On est contraint de lui faire signifier, par le ministère d’un huissier de justice, une sommation de produire, à laquelle il répond : « les esclaves ne sont jamais indigents ayant un maître ».

En l’absence de ce certificat, le pourvoi formé dont est saisie la Cour de cassation, et, plus précisément la Chambre des requêtes, risque d’être frappé d’irrecevabilité formelle. Me GATINE va ébruiter l’affaire, et poser très clairement la question de savoir s’il n’est pas surabondant de demander à un esclave de prouver qu’il est indigent.

Pour Maître Alexandre GATINE la réponse est évidente : « L’esclave (ditil) n’estil pas en état d’indigence, constaté par sa condition même !

Et en conséquence, dans les causes de liberté, en Cour de cassation, n’est-on pas dispensé non seulement de consigner l’amende de 165 francs, mais même de produire un certificat d’indigence ? »

C’est la première fois que cette problématique est posée devant la Cour de cassation que l’avocat invite à raisonner par analogie, en rapprochant la situation des esclaves « ce condamné de la loi civile », de celle des condamnés des Cours d’assises, lesquels étaient dispensés de l’obligation de consigner ou de produire un certificat d’indigence.

À la différence, va‐t‐il préciser qu’« à la cause de l’esclave s’attache une immense faveur qui ne saurait être accordée à la cause du condamné ? Ce dernier, c’est un criminel ; l’autre est la victime de tous les crimes résumés dans le mot esclavage ».

Il termine en ajoutant : « Concluons donc que l’esclavage est un état d’indigence légale, ou si ces mots outragent la loi, un état d’indigence constatée indépendamment de tout certificat… ».

L’affaire sera tranchée en faveur de l’esclave par un arrêt du 27 avril 1847. Cette brillante intervention fut à l’origine d’une jurisprudence de la Cour de cassation qui admettait les pourvois nonobstant l’absence de certificat d’indigence.

B – Droit de la famille esclave à la protection Dans les causes civiles, la défense de la dignité des noirs et des familles allait

amener la Cour de cassation à faire preuve d’une certaine intransigeance à l’égard des Cours coloniales pour l’application de l’article 47 du Code noir, « cette funeste dérogation au droit de la nature » disait M. DUPIN.

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Une illustration en est donnée dans l’affaire Coralie5 mettant en cause l’interprétation de l’article 47 du Code noir qui interdisait que les enfants mineurs ou impubères soient vendus séparément de leurs parents, la Cour tranchera ce dossier en 1847.

Cela fait plus de 150 ans que les esclavagistes transgressent cette règle, considérant que s’ils peuvent vendre à leur gré leurs bestiaux, il n’y a pas raison qu’ils ne puissent en faire de même de leurs esclaves.

Déjà, par deux arrêts Virginie en 1841 et 1844, la Cour de cassation était intervenue pour dire que lorsqu’une mère était affranchie volontairement par le maître, ses enfants impubères devaient aussi être libérés et restitués gracieusement à leurs parents.

Dans l’affaire Coralie, les anciens maîtres contestent le droit de cette esclave ayant racheté sa liberté entre les mains de sa maîtresse Dame veuve Blanchet en septembre 1823, de réclamer ses enfants qui avaient été vendus et revendus à différents maîtres avant l’affranchissement de leur mère. On lui oppose que le Code noir ne comporte aucune disposition stipulant que les enfants doivent être

rendus, en dehors des cas d’affranchissement volontaire ou à titre gratuit.

L’affaire fait débat jusque devant la Chambre des députés où siège également le procureur général DUPIN, qui soutient l’application de la jurisprudence Virginie de la Cour de cassation qui avait déjà posé que les enfants sont libérés d’office lorsque leur mère est affranchie.

Les juges du fond (Cour d’appel de Basse‐Terre) refusent de s’aligner sur cette jurisprudence, estimant que l’article 47 n’est pas applicable lorsque la mère s’est affranchie par rachat de sa liberté. Ainsi, le sort des enfants reçoit une affectation

différente suivant que leur mère a été affranchie à titre gratuit ou à titre onéreux, la restitution des enfants ne pouvant intervenir que dans le premier cas.

Il lui est également opposé la prescription de son action puisque les enfants ont tous atteint l’âge adulte au moment où la mère les réclame. En effet, l’article 47 ne protégeait que les mineurs, jusqu’à 12 ans pour les garçons, et 14 ans pour les filles. Une fois la majorité atteinte les enfants redevenaient aliénables et disponibles en tant que meubles.

5 Margaret TANGER, Les juridictions coloniales devant la Cour de cassation, Ed. ECONOMICA, Paris, 2007, pp.82 et s.

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Un pourvoi en cassation est alors formé avec l’assistance de Me GATINE. L’avocat soutient que la règle doit s’appliquer avec d’autant plus de rigueur que, dans ce cas précis, la mère esclave qui « a racheté son corps à prix débattu ne doit rien à son maître et ne commet aucun acte d’ingratitude en réclamant ses enfants. … L’esclave n’est assurément enchaîné par aucun lien de reconnaissance pour cet étrange bienfait qui consiste à vendre à un homme sa liberté naturelle, le bien imprescriptible qu’on lui a ravi ».

La Cour de cassation va décider de mettre un terme aux spéculations des possesseurs d’esclaves en généralisant à toutes les situations sa jurisprudence sur l’indivisibilité des familles. Au visa de l’article 47 du Code noir, elle va poser que ce principe « est général, absolu dans sa nature, et qu’il doit trouver application toutes les fois que lors d’un acte quelconque de vente, saisie, donation, affranchissement ou rachat, de jeunes enfants se trouvent séparés de leur mère, ou celleci privée de ses enfants ».

Elle ira plus loin en admettant qu’en vertu de ce principe, les enfants qui avaient été séparés illicitement de leur mère pendant leur minorité, et qui n’avaient pu de ce fait être libérés avec elle, puissent encore se prévaloir de ce droit après leur majorité. Ainsi, l’action de revendication de liberté devenait dans ce cas de figure quasiment imprescriptible.

Avec cet arrêt rendu en 1847, non seulement Coralie a obtenu la libération de ses enfants, mais celle de ses nombreux petits‐enfants. Après cette affaire 21 décisions ont été rendues en ce sens, contribuant à la libération de nombreux esclaves.

C – Droit de l’enfant issu d’une esclave de succéder à son père blanc Il faut aussi exposer pour être tout à fait objectif, le combat mené par certains colons pour préserver les droits de leurs enfants métis et de leurs compagnes, esclaves ou affranchies.

Comment faire respecter leur volonté de voir l’enfant qu’ils ont eu avec leur esclave, ou encore la femme noire qu’ils ont pu épouser très exceptionnellement, recueillir leur succession après décès ?

Le préjugé de couleur codifié par le Code noir interdit les mariages comme les concubinages entre colons et esclaves noires. Les pères ne peuvent pas reconnaître les enfants nés de ces unions, et encore moins leur léguer des biens.

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Nous avons un cas très intéressant qui s’est déroulé en Guyane française : il s’agit de l’affaire VERVEAU contre LEBLOND6 que la Cour de cassation va trancher le 15 mars 1831.

Le sieur Jean‐Baptiste Leblond, colon blanc, Médecin naturaliste du Roi, ancien Député de la Guyane quitte la Guyane au bout de plusieurs années pour retourner en Métropole. Il avait aimé une femme noire, vécu avec cette esclave domestique, à qui il avait fait promesse de reconnaître leur fils Flavien né à Cayenne le 10 septembre 1802. De fait, il va reconnaître cet enfant devant le notaire de la

famille en 1811.

Il décède courant l’année 1815 sans avoir revu la Guyane ni son fils. La branche collatérale composée de ses frères et soeurs décide de vendre les propriétés de la Guyane à un Sieur VERNEAU. Lorsque celui‐ci se rend sur place, il trouve le fils Flavien installé sur les terres de son père.

Il va s’ensuivre toute une procédure visant à expulser Flavien des propriétés de son père. Il lui est notamment opposé la nullité de la reconnaissance en France d’un enfant né d’une femme esclave et d’un blanc, ce qui était interdit dans les colonies de la Guyane, de la Guadeloupe et de la Martinique. De plus, le Code noir posait l’interdiction pour un noir de succéder à un blanc.

Flavien va obtenir gain de cause devant la Cour d’appel en 1826, et VERNEAU un pourvoi en cassation qui va être rejeté. La Cour de cassation va considérer en effet que « si le statut colonial de la Guyane française prohibe la reconnaissance d’un enfant naturel né d’un blanc et d’une femme de couleur, il ne peut empêcher un blanc de reconnaître en France, sous l’empire du Code civil, un enfant naturel, quelle que fût la couleur de sa mère, et le lieu actuel de la résidence de cet enfant ».

Elle met ainsi un frein à l’expansion territoriale des lois coloniales qui ne sauraient en aucune manière prendre racine sur le sol de France, pour venir restreindre l’exercice de ses droits par un citoyen libre. De la même manière, les lois coloniales ne peuvent pas non plus empêcher un acte juridique valablement passé en France, de produire ses effets sur le territoire de la colonie. Par

conséquent, « l’incapacité personnelle qui aurait empêché Flavin Leblond d’être reconnu à Cayenne ne pouvait plus, après qu’il avait été valablement reconnu en France, lui être opposée, comme le privant à la Guyane de la qualité de successible

de son père ».

Interpellé sur cette décision, DUPIN auquel il est reproché de « faire succéder un homme de couleur à un blanc au mépris de la loi coloniale », rétorquera que « le résultat n’est point à considérer si le moyen qui l’a produit est légal ; c’est ainsi 6 Margaret TANGER, Les juridictions coloniales devant la Cour de cassation, Ed. ECONOMICA, Paris, 2007, pp.96 et s.

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qu’une légitimité que la loi permet d’établir peut conduire à une successibilité que la loi aurait défendue ».

C’est une astuce juridique qui aurait mis du baume au coeur de ceux des colons blancs qui se trouvaient bien en peine de ne pouvoir légitimer leur progéniture. Il faut dire qu’en plus des sanctions financières, l’article 9 du Code noir disposait que la femme et les enfants devaient leur être retirés et confiés à l’Hospital (l’assistance publique). Plus dissuasive était encore la règle leur interdisant toute possibilité d’être affranchis un jour.

CONCLUSION

Trop souvent les récits présentent les esclaves noirs comme soumis devant le sort qui leur était infligé. Une autre historiographie conte le récit du nègre « debout au vent », le profil saillant, brandissant un coutelas victorieux. Il fallait aussi qu’une étude puisse mettre en exergue la capacité de nombre d’entre eux, malgré des conditions d’existence déplorables, à appréhender les contradictions et les faiblesses de la législation pour mieux la combattre.

ANTOINE, LOUISY, VIRGINIE, LEONARDE, CORALIE, ELIA PLATA, MONTOUT et les autres, méritent d’être aussi retenus pour avoir su hisser la cause de la liberté au dessus du cloisonnement d’une société, pour s’allier le soutien de tous les hommes de bonne volonté indépendamment de leurs origines familiales et sociales, ne retenant finalement que les convictions du coeur.

Que ces anonymes de l’histoire, qui ont su prolonger leur révolte en faisant appel à la force médiatrice de la Loi, restent présents dans nos mémoires. Avec les armes de la raison, ils nous invitent à adopter un regard moins figé sur le passé pour agir sur le présent avec plus d’efficacité, et construire ensemble l’avenir avec lucidité.

Margaret TANGER