La Place des « Békés » dans la la communauté martiniquaise par Roger de JAHAM

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Exposé du 16 avril 2009
Je tiens tout d’abord à remercier votre honorable assemblée de m’accueillir parmi elle ce soir ;
et je remercie en particulier mon ami du lycée Schoelcher, Henri-Julien EUGENE, que je ne
connais que sous le diminutif amical et fraternel de « Rico », de m’avoir accordé ce grand
honneur.
D’ailleurs, Rico, de nous être rencontrés et réciproquement appréciés sous les auspices de cet
homme illustre qu’était Victor SCHOELCHER, n’était-ce pas déjà un signe fort, tant son
oeuvre libératrice reste pour nous, Martiniquais, bien évidemment très symbolique ?
Si j’ai accepté de me livrer ainsi, devant vous, à cet exercice plutôt inhabituel de présentation
de l’une des composantes de la mosaïque ethnique qui constitue la communauté
martiniquaise, c’est parce que je suis absolument convaincu que la compréhension et l’entente
ne peuvent venir que d’une meilleure connaissance de l’Autre. Les barrières tombent en effet
lorsque l’on se connaît.
À l’occasion des graves conflits sociaux qui ont récemment sévi aux Antilles, certains n’ont
pas hésité à désigner les Békés comme étant les principaux « profiteurs » du système
économique, les accusant en particulier de détenir la quasi-totalité de l’économie, et de
pérenniser des monopoles ; ceci traduit soit une réelle méconnaissance du tissu économique
antillais, soit une volonté affichée de trouver de bien commodes boucs émissaires aux
problèmes de société qui se posent à nous tous. Il semble donc nécessaire, à l’occasion de
cette tribune que vous m’offrez, de tenter de détruire différents mythes ou clichés qui ont
vraisemblablement permis de créer ce que l’on pourrait qualifier d’immense malentendu, qui
a contribué à alimenter un lourd ressentiment à l’égard des Békés, cette composante de la
population martiniquaise à laquelle j’appartiens.
À la Martinique, comme vous le savez, on appelle « Békés » les descendants des colons
européens implantés dans l’île depuis plusieurs générations, certaines familles s’étant établies
dès le début du XVII° siècle. D’une façon générale, ces colons étaient issus de toutes les
couches de la population française, puisqu’on y trouvait aussi bien des cadets de famille, que
des aventuriers ou même des « engagés » ou « 36 mois », recrutés en Europe pour défricher et
mettre en valeur les îles. La plupart des colons anoblis l’ont été sur place, au XVIII° siècle,
pour services rendus au royaume.
Du milieu du XVII° siècle jusqu’en 1848, les Antilles ont utilisé une population esclave
déracinée d’Afrique. Ce schéma de développement économique était alors généralisé à
l’ensemble des colonies européennes de la zone Amérique-Caraïbes. Principaux acteurs
économiques de cette période, les colons, ancêtres des Békés actuels, ont de ce fait eu recours
à cette main-d’oeuvre asservie pendant près de deux siècles, participant ainsi à ce crime contre
l’humanité.
Au cours des XIX° et XX° siècles les Békés se sont reconvertis dans l’industrie, puis dans le
commerce. Au fil des ans, de nombreuses familles de colons ont d’ailleurs quitté les îles pour
retourner en France, plusieurs patronymes ayant de ce fait disparu. On estime aujourd’hui que
les Békés seraient au nombre de 1.500 à 2.000 personnes à la Martinique, mais aucune
statistique officielle ou sérieuse n’a cependant été établie.
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Crises financières et revers de fortune ont toujours marqué la vie des hommes, et les Békés
n’ont pas échappé à cette règle. De sorte que la plupart des familles békées ne sont pas
parvenues à transmettre à travers les ans la propriété des exploitations agricoles, celles-ci
ayant été progressivement vendues, ou encore démembrées par les héritages successifs. En
fait, absolument aucun propriétaire d’aujourd’hui ne détient ses terres des premiers lots de la
colonisation ; et très peu d’exploitations sont restées la propriété d’une même lignée familiale
plus de 3 générations d’affilée. Or, certaines familles atteignent 10, voire 12 générations de
présence à la Martinique.
Prenons l’exemple d’une exploitation de 200 hectares transmise par différentes successions
sur 4 générations, chaque génération comportant 4 enfants :
· 1ère génération : 1 seul propriétaire de 200 ha,
· 2ième génération : 4 propriétaires de 50 ha chacun,
· 3ième génération : 16 propriétaires de 12,5 ha chacun,
· 4ième génération : 64 propriétaires de seulement 3,13 ha chacun !
Généralement, au bout de la 3ième ou de la 4ième génération, les membres de la famille,
éparpillés et sans intérêt économique avec l’exploitation agricole, demandent leur sortie de
l’indivision et généralement un des indivisaires, membre de la famille, rachète tout ou partie
de l’exploitation. Par ailleurs, de vastes propriétés comme la Dillon et le Lareinty ont été
progressivement cédées aux collectivités, pour répondre aux besoins pressants de
l’urbanisation.
En fait, le modèle économique de l’habitation sucrière, caféière ou cacaoyère, qui avait existé
jusqu’à la première moitié du XIX° siècle, a disparu vers 1850, et la plupart des propriétaires
ont été amenés à céder leurs terres, l’introduction de la machine à vapeur et la constitution des
usines centrales ayant imposé la formation de vastes domaines fonciers attachés, pour
permettre à l’usine d’obtenir une unité économique viable. Mais les crises sucrières
successives ont eu raison des grandes habitations ainsi établies, et qui ont toutes été de
nouveau démembrées à partir des années 1960. Ainsi, entre 1960 et la période actuelle, la
grande propriété (celle de 100 ha et plus) est passée de 60% de la SAU (Surface agricole
utilisée) à 22% de la SAU ; celle de 10 à 100 ha est passée de 25% à 35 % de la SAU ; enfin,
celle de moins de 10 ha est passée de 15% à 43% de la SAU. Ces chiffres indiquent bien une
mutation importante et une forte accession à la propriété des terres agricoles.
La Martinique compte de nos jours 194 exploitations de plus de 20 ha pour une SAU totale
d’environ 13.000 ha, soit une superficie moyenne de 68 ha par exploitation, dont 80% de
terres réellement cultivables, le reste étant constitué de ravines, de bois, de traces, etc. Le prix
d’un hectare de terre agricole exploitable est actuellement de 7.500 € ; la valeur d’une
propriété de 68 ha, dont 50 ha de terres exploitables, est donc de 375.000 €, soit tout juste
celle d’une confortable villa, ou encore celle de 200 m² de bureaux dans une zone
commerciale au Lamentin. Ce qui fait qu’un planteur pourra vivre honorablement de sa terre,
mais ne deviendra jamais un millionnaire.
Enfin, pour clore ce chapitre, faut-il rappeler que les plus gros propriétaires fonciers du
Diamant, des Anses-d’Arlet, de Sainte-Anne, du Morne-Rouge, notamment, et de bien
d’autres communes de la Martinique, ne sont pas des Békés, bien qu’ils soient Martiniquais ?
De plus, les plus grandes exploitations agricoles de l’île n’appartiennent pas à des natifs d’ici :
il s’agit en particulier des 2.000 hectares du Galion à Trinité, propriété d’une famille
métropolitaine descendante d’Émile BOUGENOT, des 1.500 hectares des rhums DEPAZ à
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Saint-Pierre, qui dépendent du groupe métropolitain CAYARD, et des 800 hectares de Trois-
Rivières à Sainte-Luce, propriété du groupe réunionnais Quartier Français.
Concernant maintenant le cliché attribuant une part largement majoritaire de l’économie aux
Békés, Lilian THURAM, remarquable footballeur mais visiblement piètre économiste, n’a pas
hésité à affirmer que ceux-ci détiendraient pas moins de 90% des entreprises ! La vérité est à
l’évidence bien en-deçà, et la démonstration en est très rapide : en effet, outre le fait que le
poids de la fonction publique a considérablement augmenté dans notre pays, il faut se
souvenir que des pans entiers -et non des moindres- de l’activité économique antillaise sont
passés entre d’autres mains au cours des cinquante dernières années. Et les Békés demeurent
totalement absents de secteurs importants, voire stratégiques, comme les médias,
l’aménagement de la maison, les télécommunications, les assurances, les banques, le
traitement des déchets, les cliniques. Même la canne, le sucre et le rhum, ces symboles agroindustriels
martiniquais, sont aujourd’hui détenus à 70% par des sociétés métropolitaines et
réunionnaises.
Un autre critère peut permettre d’appréhender le poids des Békés dans l'économie
martiniquaise, celui du nombre de salariés dans les entreprises : ainsi, entre le public et le
privé, environ 110.000 personnes ont un emploi à la Martinique ; il a été dénombré
qu’environ 5.000 d’entre elles (soit moins de 5% du total) seraient salariées dans des sociétés
détenues par des Békés. À ce propos, il convient d’ailleurs de préciser que le premier
employeur privé de la Martinique est le groupe PARFAIT avec 1.200 salariés, tandis que le
groupe HAYOT arrive en seconde position et qu’un Réunionnais d’origine se positionne à la
3° place, avec 900 salariés.
Enfin, dans la grande distribution, secteur ô combien mis en accusation ces dernières
semaines, seuls 2 hypermarchés sur 8 sont détenus par une famille békée, dont le chiffre
d’affaires ne représente que 13% (13% !) de parts de marché. Dans la distribution alimentaire
de taille moyenne, seuls 15 établissements sur 80 appartiennent à des Békés, soit seulement
19% du total.
En matière d’emploi, il est intéressant de souligner ici l’attitude du Groupe Bernard HAYOT :
à Destreland en Guadeloupe, 15 cadres sur 21 sont des Antillais, cependant qu’à Carrefour
Dillon 10 cadres sur 16 sont des Antillais. Ces chiffres, qui parlent d’eux-mêmes, reflètent
d’ailleurs la situation de l’encadrement dans la quasi-totalité des groupes békés.
Quant aux « monopoles » dénoncés avec force par beaucoup, les seuls existant à ma
connaissance seraient la SARA, la Poste, la CMA-CGM, sociétés ne relevant pas des Békés.
Même si le poids économique des entreprises appartenant à des Békés reste encore substantiel
au regard de la faible importance numérique de ces derniers, il est flagrant que ce poids n’a
cessé de s’amenuiser au fil du temps, pour représenter aujourd’hui moins de 10% du PIB des
Antilles. Cela traduit d’ailleurs le dynamisme économique des autres composantes de la
population (Noirs, Indiens, Métis, Métros, Chinois, Syro-libanais, etc), qui, de leur côté, n’ont
cessé de monter en puissance depuis un demi-siècle. En définitive, l’économie martiniquaise
appartient à ceux qui travaillent et qui investissent. Ce qui donne bien évidemment tort à
Lilian THURAM, qui ne s’est même pas rendu compte que, d’une part, il offensait toute la
population non-békée en lui attribuant seulement 10% de l’économie, et que, d’autre part, il
condamnait au désespoir tout jeune Martiniquais souhaitant créer son entreprise.
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Les Békés constituent de nos jours un groupe social antillais extrêmement hétérogène,
puisqu‘ils se retrouvent dans toutes les catégories socio-professionnelles : ils sont médecins,
avocats, chirurgiens, experts-comptables, chefs d’entreprises, cadres, agriculteurs, notaires,
architectes, professeurs et instituteurs, marins-pêcheurs, industriels, commerçants. Et
contrairement aux idées reçues, la vérité est que certains Békés sont aujourd’hui Smicards ou
Rmistes. Leurs situations financières respectives reflètent d’ailleurs bien cette grande
diversité.
Comme toute minorité existant au sein d’un ensemble plus important, les Békés ont eu
tendance à vivre repliés sur eux-mêmes, au point qu’ils aient été accusés « d’endogamie » et
de racisme. Si l’on ne peut nier totalement ces tendances héritées de la période esclavagiste –
le racisme étant la seule justification du maintien en captivité des esclaves-, on doit cependant
reconnaître une rapide évolution de ce groupe vers une ouverture réelle et visible, en
particulier au cours des 50 dernières années.
C’est pourquoi je voudrais tenter de vous transmettre ici la véritable détresse vécue par les
familles békées tout au long de ces dernières semaines de conflits, et qui est encore loin d’être
apaisée : en effet, comment décrire autrement leur ressenti face aux attaques violentes et
répétées, souvent à caractère racial, dont elles ont été l’objet, et devant les accusations
honteuses dont elles restent la cible privilégiée, y compris de la part des plus hautes instances
de l’Etat ? Comment auraient-elles pu vivre autrement que dans la douleur et l’affliction,
l’extrême solitude et l’abandon ressentis par elles devant le fait que très peu de bonnes
consciences se sont manifestées pour dénoncer les agressions racistes qu’elles ont subies et
qu’elles subissent toujours, notamment de la part de certains médias ?
Mais j’aurais beau égrener des chiffres et procéder à toutes sortes de démonstrations, les
malaises suscités autour des Békés relèveraient apparemment du ressenti, de l’intuitif,
pratiquement de l’atavisme, et non pas de la vérité ou de la logique. C’est la raison pour
laquelle la société békée oeuvre de façon déterminée à une clarification des choses, et procède
à une démarche de rencontre et de rassemblement. Ainsi, dès 1998, année du Centcinquantenaire
de l’abolition de l’esclavage, plus de 400 Békés avaient pris l’initiative de
signer et de publier un texte intitulé “Nous nous souvenons”, qui prônait de déclarer
l’esclavage comme étant un crime contre l’humanité ; nous étions trois ans avant la loi
Taubira. De même, en 2005, une délégation significative et représentative de Békés s’était
rendue pour la première fois à Fort-de-France, en accord avec le député-maire Serge
LETCHIMY, afin d’y commémorer publiquement le 22-Mai, ce jour où l’esclave s’est libéré.
Dans le cadre de cette démarche, je mets sans cesse en garde la composante békée contre la
tentation qu’il y aurait à vouloir balayer d'un revers de main les souffrances des descendants
d'esclaves : celles-ci sont profondes et réelles, le temps ne les ayant pas encore effacées, loin
de là. Et même si les Békés d'aujourd'hui ne peuvent être tenus pour responsables des crimes
de leurs ancêtres, il n'en reste pas moins qu'ils en sont la représentation vivante.
Au lieu de chercher à démontrer que "tout ça" est ancien, que les Africains ont également
participé à ce crime, qu'il faut savoir tourner la page et que l'esclavage perdure toujours de par
le monde, je les invite à tenter de comprendre l'Autre, cet Autre qui est notre voisin de tous les
jours à la Martinique, et avec qui nous devons vivre ensemble, en acceptant ses souffrances.
L’association “Tous Créoles !” à laquelle j’ai le très grand honneur de contribuer, participe
totalement à cette démarche, et se donne pour ambition de contribuer à l'édification d'une
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communauté martiniquaise apaisée et affranchie de tout sectarisme, et d'oeuvrer afin de
permettre aux composantes de cette communauté d’apprendre à mieux se connaître et à se
respecter, ceci dans leurs différentes singularités.
Et pour m’encourager à forcer le pas dans cette voie, je garde en mémoire ce message d’Aimé
CÉSAIRE à mon intention, qui me disait : “Vous êtes Béké ? Moi, je suis Nègre ! Et alors ?
Donnons-nous la main, et marchons dans la même direction.”
Merci de votre très cordiale attention.
Roger de JAHAM
15/04/2009